Je retrouve dans ma bibliothèque ce grand classique de ma jeunesse : Le Matin des Magiciens, de Louis Pauwels et Jacques Bergier.  Il date des années ’70. C’est une exploration tous azimuts des domaines de la connaissance, scientifique, philosophique, religieuse, mythologique, ésotérique…

Sans aucun doute, c’est par ce biais que j’ai eu envie de lire Jung… et tout ce qui s’ensuivit.

Mais aujourd’hui, j’y lis ceci, en toute première page, encore bien : ‘Je suis d’une grande maladresse manuelle et le déplore. Je serais meilleur si mes mains savaient travailler. Des mains qui font quelque chose d’utile, plongent dans les profondeurs de l’être et y débondent une source de bonté et de paix… Mon père disait parfois en souriant que la trahison des clercs avait commencé le jour où l’un deux représenta pour la première fois un ange avec des ailes : c’est avec les mains que l’on monte au ciel’.

Ce monsieur était un ouvrier, il avait un ‘métier manuel’ comme disent les intellectuels de manière quelque peu déconsidérante, le genre de métier des bas-fonds de la société, comme le pensait ma tante. Surtout, faire des bonnes études pour éviter cela. J’ai fait de ‘bonnes études’ pour, finalement, devenir un manuel. Et je suis très content du parcours. 

Je ne peux évidemment m’empêcher de penser au Shiatsu en lisant ce prologue du Matin des Magiciens, plus précisément, à ce que je peux apporter, en tant qu’accompagnant,  au monde d’aujourd’hui.

C’est avec les mains que l’on monte au Ciel, pas avec des ailes. Je suis frappé de la propension humaine assez généralisée de nier le corps ou de lui attribuer un rôle de second plan.

Il y a eu toute cette période chrétienne où, peu à peu, le corps a été diabolisé, considéré comme un lieu de souillure qu’il fallait domestiquer, voire dominer et, en tout cas, brider. Mais même maintenant que l’Eglise a quand même relâché son emprise sur une grande majorité de gens, cette relation perturbée au corps continue sous d’autres formes.

Soit que le mental est coupé de tout ressenti au point de nier les signaux donnés par le corps. On voit cela très souvent, dans les cas de burn out, par exemple. Le corps dit qu’il faut s’arrêter, manifeste des signes d’épuisement, et le mental les ignore. Conclusion : le corps tire la prise. Il n’y a plus d’énergie.

Soit, et c’est plus profond encore, que l’humain semble n’avoir qu’une hâte : se désincarner pour (re)devenir… on ne sait pas bien quoi… un pur esprit, un ange, un truc qui flotte dans l’air, avec des ailes, pastel, vaguement lumineux, éthéré, impalpable (et, pour une part de moi, insupportable).  Il n’est que d’écouter les conversations et de parcourir les réseaux sociaux pour s’en convaincre. Soit les gens fantasment leurs vies passées, soit ils s’imaginent libérés de ce corps et flottant dans des mondes parallèles connectés à toutes sortes d’entités réelles ou imaginaires… à leurs risques et périls.

Je voudrais simplement rappeler la chance incroyable que nous avons d’avoir un corps et d’être capables de ressenti à travers nos 5 sens. Avec la Conscience, en plus, qui peut observer et formuler ce ressenti. Ce n’est d’ailleurs pas l’apanage de l’espèce humaine, c’est le privilège de la Vie à travers tous les règnes sur cette planète, avec des modes de communication différents que nous n’avons pas encore compris.

En Occident, Blaise Pascal (17ème siècle) avait déjà remarqué un problème : ‘L’homme n’est ni ange, ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête’. En d’autres termes, à trop vouloir aller dans l’éthéré, on se comporte comme un idiot.

Les Indiens eux-mêmes ont cette perception du monde des dieux au-dessus du monde des hommes et de la possibilité pour un homme ayant mené une vie exemplaire de devenir un dieu… sans corps, donc, et vivant dans l’éternité. Statut enviable ? Que non pas ! Car, est-il dit, les dieux nous envient, à nous humains, cette capacité de ressentir et de faire des expériences sensorielles à travers notre corps. En d’autres termes, ils se font ch… (et, par pur ennui, nous font ch.., toute la mythologie grecque ne raconte que cela). Je ne veux certainement pas devenir un dieu. Mais je suis tranquille : pas assez bon.

C’est une chance extraordinaire d’avoir un corps, de voir, d’entendre , de sentir, de goûter et de toucher…  et d’en être conscient. En sommes-nous bien conscients, à chaque instant ? Dans l’état actuel de nos connaissances, il n’y a aucune autre planète dans l’Univers où ce genre d’expérience est possible.

D’ailleurs, dans bien des traditions dites ‘chamaniques’, les entités désincarnées incorporent des humains, ce qui veut bien dire que cette expérience est précieuse pour les mondes subtils et que nous pouvons prêter notre corps… ou inversement en sortir, à condition d’être capable d’y revenir, à condition d’avoir travaillé notre hara.

 

Rappelons-nous que le hara est le lieu du Corps-Esprit (SHINJIN), notions indissociables en Orient (4 graphies possibles selon le ‘Shin’ que l’on veut mettre en avant) et l’Orient est notre cadre de réflexion, à nous, qui pratiquons le Shiatsu. Séparer corps et esprit est insensé, ces mots reflètent simplement la pauvreté de notre langage incapable d’exprimer les réalités profondes.

L’incommensurable joie d’avoir un corps peut impliquer d’avoir un corps qui dysfonctionne, et c’est là que nous intervenons, nous, praticien(ne)s, et nous faisons littéralement ce que dit Louis Pauwels, avec ‘des mains qui font quelque chose d’utile, plongent dans les profondeurs de l’être et y débondent une source de bonté et de paix…’

Avec nos mains, qui parlent un langage universel, comme dit mon associé dans l‘école Ôdô, nous partons du corps et nous pouvons toucher aux niveaux les plus subtils de l’énergie. C’est là qu’est sans doute la grande valeur et l’unicité du Shiatsu parmi tant de méthodes. Logique, puisque Corps-Esprit n’est pas dissociable. . Les Shivaïtes disent ‘AHAM’, traduit par ‘Je Suis’, mais pas le petit je individuel, évidemment. Si nous n’avons pas cette conviction, qui émane de notre propre ressenti profond (kokoro), alors nous ne pouvons pas la révéler à d’autres. Mais nous faisons du bien, quand même.

Mais quand même, il ne faudrait pas trahir comme les clercs. Les clercs, les prêtres, sont ceux qui sont censés accompagner sur un chemin spirituel. Leur trahison, c’est d’avoir nié le corps, et dessiné des ailes sur des êtres devenus dès lors hors-sol. Hors-sol, rien ne pousse, rien ne grandit naturellement. Hors-sol, il n’y a pas de racines, et le moindre coup de vent vous emporte.

Quelque part, nous sommes, nous aussi, des clercs, des accompagnants de vie, mais le toucher du corps est notre pratique, notre méthode, et nous n’avons pas de dogme à proposer. Simplement, nous marchons un temps sur la Voie avec ceux et celles qui viennent chercher un ancrage, un rééquilibrage, une présence qui les ramène à Soi. Et oui, cela touche bien au sacré.

Ainsi, Ana m’a dit, après sa séance :  ‘Je ne peux pas exprimer mon ressenti autrement que par

‘je suis touchée’.

Car ‘c’est avec les mains que l’on monte au ciel’. Nous sommes, chaque matin, des Maingiciens.